Elle – c’est son nom – venait très régulièrement.
2
À un moment, Elle demande une séance de plus dans la semaine. Elle met en avant son angoisse, certaine – « ce qui ne trompe pas ». Il me semble cependant qu’elle demande cela d’une part comme elle demanderait n’importe quoi d’autre, même de la nourriture quand elle est à l’hôpital – elle est de telle bonne volonté, elle veut aider les soignants à l’aider ; mais parfois Elle se bute – d’autre part, en effet, elle en veut plus, davantage, mais pourquoi ? … Pour plaire. Davantage. Pour venir se loger dans le désir de l’autre ? Pour « devancer » une demande prêtée à l’autre ? Pour calmer l’angoisse, c’est sûr, mais elle parle avec une telle complaisance ; des propos qui semblent si banaux, si factuels et sans vie, insipides mais dits avec une telle bonne volonté – encore – et quelque chose sonne faux, mais quoi et pourquoi ? … Et pourquoi alors une telle préoccupation, la perception d’une vérité tout de même, le saut vers le sauvetage de la part de celle ou de celui qui sera en face ? L’angoisse sans doute. Sans doute. L’angoisse n’est pas le doute, elle est « la cause du doute » dit Lacan. Le doute permet d’éviter l’angoisse. « … ce qu’il s’agit d’éviter, c’est ce qui, dans l’angoisse, se tient d’affreuse certitude. » Alors, oui, intervenir, mettre de l’inter, comme l’anorexique s’est façonnée dans de l’inter, de l’inter-dit, le sien, les règles [ …], les rituels, etc. Inter-venir. « Agir, c’est arracher à l’angoisse sa certitude. » Il y a « un rapport, essentiel à l’angoisse, à l’action [1]
[1] J. Lacan, Le Séminaire X, L’angoisse (1962-1963), édition...
», ce qui permet à Lacan de compléter son tableau dans ce séminaire en posant acting out et passage à l’acte. L’anorexique, comme il est classique de le dire – et de le constater – bouge, fait de la gym, s’agite, s’occupe … Certes. Mais aussi, Lacan encore, dès le début de ce séminaire, demande d’emblée à son assistance : qu’est-ce qui fait que l’angoisse ça se communique, à l’analyste notamment, entonne-t-il … L’anorexique angoisse.
3
Cet en-plus de séance résonne aussi comme tentative de réponse à une impatience, Elle veut « aller vite, guérir vite, se débarrasser vite … » Tentative seulement, tant tout semble voué à l’échec, à la « fausseté », au « c’est déjà joué ». Mais ce peut être aussi le dernier espoir, le dernier saut de vie, qui pourrait rater et alors là … que faire ? Cela peut s’établir ainsi avec n’importe quel patient, mais avec une personne anorexique, le malaise, le doute, né de l’angoisse mais aussi doute du succès, ou la prévision de, prévenir le lâcher-prise du corps, de l’organisme ou les passages à l’acte, doute et malaise se font ici plus prégnants, prenant au creux du ventre.
4
L’anorexique et l’échec. Elle tient bon, mais elle y court, ce qui pour elle fait son succès ! Un échec qui serait d’une radicalité décourageante, ravageante ; perçoit-elle le ko au finish ? « Essayez, monseigneur, moi je tiens bon, je suis … déterminée … » Sans équivoque. Ceci n’est pas vraiment la mise à bas du maître construit et appelé par l’hystérique ; il y a un côté plus dramatique, la jouissance en est moins tonitruante et semble plus orientée vers un masochisme que vers la victoire phallicisée de l’hystérique. Le rapport à l’autre comme au narcissisme, à l’image de soi au regard de l’autre, n’est pas le même. « Malgré » l’appellation de Lasègue [2]
[2] C. Lasègue, De l’anorexie hystérique ; archives générales...
, d’anorexie hystérique, posée dans un contexte d’analyse quasi structurale et étiologique, il existe des distinctions. Certains aspects obsessionnels (rituels, obstination, rigidité, parfois obséquiosité transitoire et « sournoise », « par en dessous », comme me le disait une patiente … méfiance donnant le change avec une composante paranoïaque), ou encore phobiques (de la foule, fut-elle minime, des espaces, de situations, voire alimentaires, bien sûr) peuvent s’y associer, désorientant ainsi un diagnostic précis et univalent, voire monotone.
Pourquoi sont-elles toujours effondrées à l’idée de « dire du mal » de leurs parents ?
5
Elle vient donc pour une autre séance. Elle se dit « vide » ; sans idée ; sans préparation. Elle en est d’ailleurs, au point d’aujourd’hui, contente – ce qui n’aurait pas été le cas il y a quelques semaines … En effet, dit-elle, elle arrive « à en lâcher un peu », « millimètre par millimètre », ajoute-t-elle. Ah, la mesure ! Toujours !
6
Puis elle parle, presque tranquille, elle laisse aller, l’association « libre » ; enfin ! Association libre, ce qui faisait rire Lacan … Disons, association signifiante. Elle sait bien que l’association n’a de libre que ce qui peut jaillir d’imprévu, ce qui peut émerger et se construire qu’elle n’a pas voulu. Elle, là, est contente, et c’est en effet très bien ! Sa parole prend corps ! Elle s’enfonce enfin dans les signifiants de son histoire, elle se les approprie, les interroge, se laisse interroger par eux … Elle semble tranquillement « sincère ». Comme si elle ne l’était pas auparavant. Qu’était-elle, avant ? Qu’était sa parole auparavant ? Une parole de « peu de poids », disait une collègue lors d’une discussion, à propos de la parole des anorexiques. Jolie formule, sur laquelle je reviendrai.
7
Elle laisse aller, même – et surtout – si comme elle dit « aujourd’hui je n’ai pas préparé ; je n’ai même pas de fil … » Elle se dit soulagée, mais prudente, avec précaution. Pas de repères.
8
En effet, elle dit que lorsqu’elle regarde, comme elle l’a fait ces derniers jours, des catalogues de voyage, il suffit pour lever une angoisse terrifiante et persistante, de voir un avion … l’éloignement, encore … les déplacements. Lorsque Elle doit aller parler en public, lors de ses conférences, elle doit prendre l’avion, parfois. L’horreur. L’avion, mais aussi pour ce qui concerne les voyages, elle doit prévoir, longtemps à l’avance, et beaucoup de choses, dont certaines qu’elle ne reconnaît utiles que pour apaiser l’angoisse. Ce qui est beaucoup.
9
Un avion …
10
« Je ne sais pas si ça a à voir … peut-être mais … » Elle parle de la première fois où elle a eu peur, ou plutôt où elle a été dérangée, pour le moins. Elle avait 17 ans. La première fois aussi où elle a pris l’avion … les pleurs, l’angoisse, la phobie … Elle a pleuré dans l’avion … Beaucoup. « Je ne sais pas pourquoi ! » … Pourtant, elle allait voir, elle allait rejoindre son premier petit ami … « Ç’aurait du être heureux ! » …
11
Son père l’avait amenée à l’aéroport … Première vraie séparation, elle prend l’avion seule, son père reste derrière la vitre de l’aéroport. Elle est toute-seule dans l’avion, elle pleure. Panique. À l’arrivée, le petit ami l’attend avec ses parents. Il ne lui ouvre pas les bras : il ne l’aime plus ; ils se séparent, sont déjà, dit-il, séparés ! Elle reste cependant comme prévu les trois semaines, dans ces conditions, l’ex petit ami avec sa nouvelle petite compagne, celle-ci réside dans sa ville du soleil, Elle prise en charge – « latéralement » dira-t-elle, « à côté » – par les parents du garçon. Puis retour. Avion. Seule. Horreur. À l’arrivée, le père n’est pas là, il a envoyé un collègue ; Elle vomit.
12
Mais, dans l’entretien, à la question : « C’était de quitter votre père, et votre mère, qui vous faisait pleurer dans l’avion ? » Elle répond « Non » tranquillement. « C’était de quitter votre père … pour un autre homme … ? » Elle rougit, se tord sur le divan, « Oui ». « Cette idée, de le trahir, de l’abandonner ».
13
Lorsque, plus tard, elle parle de sa mère, à plusieurs reprises, avec le geste de repousser … « De l’air, de l’air … ! », elle grimace, c’est lourd. Ça pèse. « J’avais envie de repousser, sans cesse repousser. » L’envahissement de la mère. Oui, classique, mais lequel ? Que veut dire cet envahissement ? « Elle demandait toujours, elle était toujours là, à s’inquiéter, à décider, à contredire, à donner un avis qui était comme une injonction, douce mais ferme, tranquille et dure, elle savait qu’elle avait gagné … avant … Mon père souriait ou partait … » Ceci, pour ma part, ne m’éclaire pas beaucoup, ne me semble pas véritablement pathognomonique à soi seul, pas suffisant, mais c’est certainement un constituant. Je demanderai des précisions, plus tard. Mais aussi elle s’arrête souvent, en pleurs, lorsque nous abordons ces questions parentales ; c’est comme si elle « préférait » parler de sa maladie. Parler de ses symptômes, de ses conduites, de ses évitements. J’avais constaté ce même phénomène avec une jeune héroïnomane en analyse, et pas seulement avec elle, avec d’autres toxicomanes aussi. Lorsque l’on abordait les aspects personnels, privés de l’enfance, je ne la revoyais plus, puis elle revenait quelque temps plus tard et parlait de la drogue, du dealer, de son copain, des arnaques, etc. Là ça allait … Toxicomanie, conduite, pas symptôme mais cache-symptôme.
14
Mais, avec Elle, cela se précise. Elle dit : « Je me sens très mal de dire du mal de mes parents ; j’ai l’impression (ce qui sera un progrès par rapport au fait de dire avant : “Je ne veux pas …”) de leur faire du mal … » C’est une grande douleur, physique, et cela se manifeste, par les pleurs, par les traits tordus du visage, par la rigidification du corps. Dire du mal équivaut à faire du mal, mais ce dire du mal apparaît comme très minime, à peine l’esquisse d’une critique, même pas une remontrance … Un point qui l’a fait souffrir, Elle ne veut pas faire du mal à l’autre, l’Autre ; il faut le préserver. Ne pas le trahir, ne pas l’abandonner … Elle dit, parlant de sa mère : « Si je ne suis pas là, elle n’a plus rien. » Curieux renversement, dans l’instauration d’une symétrie du miroir, message non plus inversé mais direct : « C’est elle et moi, sinon plus rien » … Elle est l’objet de complétude, la mère étant son support vital. Jolie phrase dans laquelle apparaissent l’être (pour l’Autre), l’avoir (de l’Autre) et le rien, seule échappatoire … !
15
Souvent, on entend chez ces patientes les mots de la bouche de la mère, « On a tout fait pour toi », cette notion de sacrifice, cette mise en dette, mise en bouche … Parole souvent entendue et répertoriée chez les parents de psychotiques, mais là encore cela ne suffit pas, ne semble pas pathognomonique, pas spécifique. Un travail de recherche clinique reste à faire : pourquoi cette parole a des destinées différentes ? Car elle a, cette parole, un impact. Elle s’insère dans la structure. La mise en dette travaille mais différemment, ici – anorexie, psychose – probablement comme mise en dette réelle, il faut payer par corps. Cette contrainte par corps de l’addiction s’effectue encore différemment pour le psychotique. L’anorexique s’y plie, ou plutôt y est pliée, la tentative d’échappement se porte sur l’alimentaire, son refus, ou plutôt son choix forcé, s’y concentre, s’y obsède. Le psychotique y est déstabilisé dans son imaginaire au niveau des mots, il fuit dans cette « liberté » de la folie.
16
Elle présente la particularité, intéressante cliniquement, d’associer à l’anorexie une phobie mal installée [3]
[3] Cf. aussi J.-L. Chassaing, Poire d’angoisse et phobie-limite...
, une angoisse qui cherche son apaisement. Ce n’est pas rare mais ici patent. Les limites du corps et celles dans l’espace vont de pair, pas ensemble mais de pair … Pas de façon parallèle, mais je lui pointerai à chaque occasion cette ressemblance. Lorsqu’elle voyage, ainsi que je l’évoquais ci-dessus, elle doit repérer hôpital, postes de police, proximité de l’aéroport, etc., soit baliser l’espace. Partir loin est une terreur, un effort considérable, une lourdeur, pour elle et pour son entourage. S’alimenter nécessite un cérémonial, repérage des « bons » aliments, des « mauvais », pesée du corps, place du corps dans les espaces, des aliments dans le corps. Aussi se méfie-t-elle, à juste titre selon moi, de ces associations – « libres » – lors de nos entretiens : « Je n’aime pas … cela me fait avancer mais j’ai peur … cette jungle des associations » … où peut-elle l’amener en effet ? « J’ai peur de l’inconnu … » Elle est dans les restrictions, alimentaires, et dans le « ne pas aller trop loin » …
17
Comme l’évoquait Charles Melman [4]
[4] Intervention lors du colloque de l’Association lacanienne...
, la conduite de l’anorexique peut cliniquement être rapprochée de celle de quelqu’un qui est en addiction. C’est bien ainsi qu’Otto Fénichel (1887-1946), en 1945, sera amené à parler de « toxicomanies “sans drogues” », à propos des joueurs et des troubles des conduites alimentaires [5]
[5] O. Fénichel, « Perversions et névroses impulsives »....
. Il n’était ni le seul ni le premier, mais il a osé le terme, qui fut controversé (notamment par ceux qui ne voyaient que la « réalité » de l’objet et se refusaient à une analyse structurale), avant d’être embarqué dans la certitude universitaire. En effet, les publications et les services font mention de « toxicomanies comportementales », le « comportemental » s’étant substitué au « sans drogue » par trop psychanalytique … ! Mais avant Fénichel, Thérèse Benedek (1892-1977) donnait le cas d’une héroïnomane qui souffrait de trouble des conduites alimentaires [6]
[6] T. Benedek, « Idées dominantes et leurs relations avec...
. Elle-même, d’ailleurs, faisait référence à Edward Glover (1888-1972), un des postfreudiens qui s’attaquèrent courageusement à la question [7]
[7] E. Glover, « L’étiologie de l’addiction à la drogue...
2
À un moment, Elle demande une séance de plus dans la semaine. Elle met en avant son angoisse, certaine – « ce qui ne trompe pas ». Il me semble cependant qu’elle demande cela d’une part comme elle demanderait n’importe quoi d’autre, même de la nourriture quand elle est à l’hôpital – elle est de telle bonne volonté, elle veut aider les soignants à l’aider ; mais parfois Elle se bute – d’autre part, en effet, elle en veut plus, davantage, mais pourquoi ? … Pour plaire. Davantage. Pour venir se loger dans le désir de l’autre ? Pour « devancer » une demande prêtée à l’autre ? Pour calmer l’angoisse, c’est sûr, mais elle parle avec une telle complaisance ; des propos qui semblent si banaux, si factuels et sans vie, insipides mais dits avec une telle bonne volonté – encore – et quelque chose sonne faux, mais quoi et pourquoi ? … Et pourquoi alors une telle préoccupation, la perception d’une vérité tout de même, le saut vers le sauvetage de la part de celle ou de celui qui sera en face ? L’angoisse sans doute. Sans doute. L’angoisse n’est pas le doute, elle est « la cause du doute » dit Lacan. Le doute permet d’éviter l’angoisse. « … ce qu’il s’agit d’éviter, c’est ce qui, dans l’angoisse, se tient d’affreuse certitude. » Alors, oui, intervenir, mettre de l’inter, comme l’anorexique s’est façonnée dans de l’inter, de l’inter-dit, le sien, les règles [ …], les rituels, etc. Inter-venir. « Agir, c’est arracher à l’angoisse sa certitude. » Il y a « un rapport, essentiel à l’angoisse, à l’action [1]
[1] J. Lacan, Le Séminaire X, L’angoisse (1962-1963), édition...
», ce qui permet à Lacan de compléter son tableau dans ce séminaire en posant acting out et passage à l’acte. L’anorexique, comme il est classique de le dire – et de le constater – bouge, fait de la gym, s’agite, s’occupe … Certes. Mais aussi, Lacan encore, dès le début de ce séminaire, demande d’emblée à son assistance : qu’est-ce qui fait que l’angoisse ça se communique, à l’analyste notamment, entonne-t-il … L’anorexique angoisse.
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Cet en-plus de séance résonne aussi comme tentative de réponse à une impatience, Elle veut « aller vite, guérir vite, se débarrasser vite … » Tentative seulement, tant tout semble voué à l’échec, à la « fausseté », au « c’est déjà joué ». Mais ce peut être aussi le dernier espoir, le dernier saut de vie, qui pourrait rater et alors là … que faire ? Cela peut s’établir ainsi avec n’importe quel patient, mais avec une personne anorexique, le malaise, le doute, né de l’angoisse mais aussi doute du succès, ou la prévision de, prévenir le lâcher-prise du corps, de l’organisme ou les passages à l’acte, doute et malaise se font ici plus prégnants, prenant au creux du ventre.
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L’anorexique et l’échec. Elle tient bon, mais elle y court, ce qui pour elle fait son succès ! Un échec qui serait d’une radicalité décourageante, ravageante ; perçoit-elle le ko au finish ? « Essayez, monseigneur, moi je tiens bon, je suis … déterminée … » Sans équivoque. Ceci n’est pas vraiment la mise à bas du maître construit et appelé par l’hystérique ; il y a un côté plus dramatique, la jouissance en est moins tonitruante et semble plus orientée vers un masochisme que vers la victoire phallicisée de l’hystérique. Le rapport à l’autre comme au narcissisme, à l’image de soi au regard de l’autre, n’est pas le même. « Malgré » l’appellation de Lasègue [2]
[2] C. Lasègue, De l’anorexie hystérique ; archives générales...
, d’anorexie hystérique, posée dans un contexte d’analyse quasi structurale et étiologique, il existe des distinctions. Certains aspects obsessionnels (rituels, obstination, rigidité, parfois obséquiosité transitoire et « sournoise », « par en dessous », comme me le disait une patiente … méfiance donnant le change avec une composante paranoïaque), ou encore phobiques (de la foule, fut-elle minime, des espaces, de situations, voire alimentaires, bien sûr) peuvent s’y associer, désorientant ainsi un diagnostic précis et univalent, voire monotone.
Pourquoi sont-elles toujours effondrées à l’idée de « dire du mal » de leurs parents ?
5
Elle vient donc pour une autre séance. Elle se dit « vide » ; sans idée ; sans préparation. Elle en est d’ailleurs, au point d’aujourd’hui, contente – ce qui n’aurait pas été le cas il y a quelques semaines … En effet, dit-elle, elle arrive « à en lâcher un peu », « millimètre par millimètre », ajoute-t-elle. Ah, la mesure ! Toujours !
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Puis elle parle, presque tranquille, elle laisse aller, l’association « libre » ; enfin ! Association libre, ce qui faisait rire Lacan … Disons, association signifiante. Elle sait bien que l’association n’a de libre que ce qui peut jaillir d’imprévu, ce qui peut émerger et se construire qu’elle n’a pas voulu. Elle, là, est contente, et c’est en effet très bien ! Sa parole prend corps ! Elle s’enfonce enfin dans les signifiants de son histoire, elle se les approprie, les interroge, se laisse interroger par eux … Elle semble tranquillement « sincère ». Comme si elle ne l’était pas auparavant. Qu’était-elle, avant ? Qu’était sa parole auparavant ? Une parole de « peu de poids », disait une collègue lors d’une discussion, à propos de la parole des anorexiques. Jolie formule, sur laquelle je reviendrai.
7
Elle laisse aller, même – et surtout – si comme elle dit « aujourd’hui je n’ai pas préparé ; je n’ai même pas de fil … » Elle se dit soulagée, mais prudente, avec précaution. Pas de repères.
8
En effet, elle dit que lorsqu’elle regarde, comme elle l’a fait ces derniers jours, des catalogues de voyage, il suffit pour lever une angoisse terrifiante et persistante, de voir un avion … l’éloignement, encore … les déplacements. Lorsque Elle doit aller parler en public, lors de ses conférences, elle doit prendre l’avion, parfois. L’horreur. L’avion, mais aussi pour ce qui concerne les voyages, elle doit prévoir, longtemps à l’avance, et beaucoup de choses, dont certaines qu’elle ne reconnaît utiles que pour apaiser l’angoisse. Ce qui est beaucoup.
9
Un avion …
10
« Je ne sais pas si ça a à voir … peut-être mais … » Elle parle de la première fois où elle a eu peur, ou plutôt où elle a été dérangée, pour le moins. Elle avait 17 ans. La première fois aussi où elle a pris l’avion … les pleurs, l’angoisse, la phobie … Elle a pleuré dans l’avion … Beaucoup. « Je ne sais pas pourquoi ! » … Pourtant, elle allait voir, elle allait rejoindre son premier petit ami … « Ç’aurait du être heureux ! » …
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Son père l’avait amenée à l’aéroport … Première vraie séparation, elle prend l’avion seule, son père reste derrière la vitre de l’aéroport. Elle est toute-seule dans l’avion, elle pleure. Panique. À l’arrivée, le petit ami l’attend avec ses parents. Il ne lui ouvre pas les bras : il ne l’aime plus ; ils se séparent, sont déjà, dit-il, séparés ! Elle reste cependant comme prévu les trois semaines, dans ces conditions, l’ex petit ami avec sa nouvelle petite compagne, celle-ci réside dans sa ville du soleil, Elle prise en charge – « latéralement » dira-t-elle, « à côté » – par les parents du garçon. Puis retour. Avion. Seule. Horreur. À l’arrivée, le père n’est pas là, il a envoyé un collègue ; Elle vomit.
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Mais, dans l’entretien, à la question : « C’était de quitter votre père, et votre mère, qui vous faisait pleurer dans l’avion ? » Elle répond « Non » tranquillement. « C’était de quitter votre père … pour un autre homme … ? » Elle rougit, se tord sur le divan, « Oui ». « Cette idée, de le trahir, de l’abandonner ».
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Lorsque, plus tard, elle parle de sa mère, à plusieurs reprises, avec le geste de repousser … « De l’air, de l’air … ! », elle grimace, c’est lourd. Ça pèse. « J’avais envie de repousser, sans cesse repousser. » L’envahissement de la mère. Oui, classique, mais lequel ? Que veut dire cet envahissement ? « Elle demandait toujours, elle était toujours là, à s’inquiéter, à décider, à contredire, à donner un avis qui était comme une injonction, douce mais ferme, tranquille et dure, elle savait qu’elle avait gagné … avant … Mon père souriait ou partait … » Ceci, pour ma part, ne m’éclaire pas beaucoup, ne me semble pas véritablement pathognomonique à soi seul, pas suffisant, mais c’est certainement un constituant. Je demanderai des précisions, plus tard. Mais aussi elle s’arrête souvent, en pleurs, lorsque nous abordons ces questions parentales ; c’est comme si elle « préférait » parler de sa maladie. Parler de ses symptômes, de ses conduites, de ses évitements. J’avais constaté ce même phénomène avec une jeune héroïnomane en analyse, et pas seulement avec elle, avec d’autres toxicomanes aussi. Lorsque l’on abordait les aspects personnels, privés de l’enfance, je ne la revoyais plus, puis elle revenait quelque temps plus tard et parlait de la drogue, du dealer, de son copain, des arnaques, etc. Là ça allait … Toxicomanie, conduite, pas symptôme mais cache-symptôme.
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Mais, avec Elle, cela se précise. Elle dit : « Je me sens très mal de dire du mal de mes parents ; j’ai l’impression (ce qui sera un progrès par rapport au fait de dire avant : “Je ne veux pas …”) de leur faire du mal … » C’est une grande douleur, physique, et cela se manifeste, par les pleurs, par les traits tordus du visage, par la rigidification du corps. Dire du mal équivaut à faire du mal, mais ce dire du mal apparaît comme très minime, à peine l’esquisse d’une critique, même pas une remontrance … Un point qui l’a fait souffrir, Elle ne veut pas faire du mal à l’autre, l’Autre ; il faut le préserver. Ne pas le trahir, ne pas l’abandonner … Elle dit, parlant de sa mère : « Si je ne suis pas là, elle n’a plus rien. » Curieux renversement, dans l’instauration d’une symétrie du miroir, message non plus inversé mais direct : « C’est elle et moi, sinon plus rien » … Elle est l’objet de complétude, la mère étant son support vital. Jolie phrase dans laquelle apparaissent l’être (pour l’Autre), l’avoir (de l’Autre) et le rien, seule échappatoire … !
15
Souvent, on entend chez ces patientes les mots de la bouche de la mère, « On a tout fait pour toi », cette notion de sacrifice, cette mise en dette, mise en bouche … Parole souvent entendue et répertoriée chez les parents de psychotiques, mais là encore cela ne suffit pas, ne semble pas pathognomonique, pas spécifique. Un travail de recherche clinique reste à faire : pourquoi cette parole a des destinées différentes ? Car elle a, cette parole, un impact. Elle s’insère dans la structure. La mise en dette travaille mais différemment, ici – anorexie, psychose – probablement comme mise en dette réelle, il faut payer par corps. Cette contrainte par corps de l’addiction s’effectue encore différemment pour le psychotique. L’anorexique s’y plie, ou plutôt y est pliée, la tentative d’échappement se porte sur l’alimentaire, son refus, ou plutôt son choix forcé, s’y concentre, s’y obsède. Le psychotique y est déstabilisé dans son imaginaire au niveau des mots, il fuit dans cette « liberté » de la folie.
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Elle présente la particularité, intéressante cliniquement, d’associer à l’anorexie une phobie mal installée [3]
[3] Cf. aussi J.-L. Chassaing, Poire d’angoisse et phobie-limite...
, une angoisse qui cherche son apaisement. Ce n’est pas rare mais ici patent. Les limites du corps et celles dans l’espace vont de pair, pas ensemble mais de pair … Pas de façon parallèle, mais je lui pointerai à chaque occasion cette ressemblance. Lorsqu’elle voyage, ainsi que je l’évoquais ci-dessus, elle doit repérer hôpital, postes de police, proximité de l’aéroport, etc., soit baliser l’espace. Partir loin est une terreur, un effort considérable, une lourdeur, pour elle et pour son entourage. S’alimenter nécessite un cérémonial, repérage des « bons » aliments, des « mauvais », pesée du corps, place du corps dans les espaces, des aliments dans le corps. Aussi se méfie-t-elle, à juste titre selon moi, de ces associations – « libres » – lors de nos entretiens : « Je n’aime pas … cela me fait avancer mais j’ai peur … cette jungle des associations » … où peut-elle l’amener en effet ? « J’ai peur de l’inconnu … » Elle est dans les restrictions, alimentaires, et dans le « ne pas aller trop loin » …
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Comme l’évoquait Charles Melman [4]
[4] Intervention lors du colloque de l’Association lacanienne...
, la conduite de l’anorexique peut cliniquement être rapprochée de celle de quelqu’un qui est en addiction. C’est bien ainsi qu’Otto Fénichel (1887-1946), en 1945, sera amené à parler de « toxicomanies “sans drogues” », à propos des joueurs et des troubles des conduites alimentaires [5]
[5] O. Fénichel, « Perversions et névroses impulsives »....
. Il n’était ni le seul ni le premier, mais il a osé le terme, qui fut controversé (notamment par ceux qui ne voyaient que la « réalité » de l’objet et se refusaient à une analyse structurale), avant d’être embarqué dans la certitude universitaire. En effet, les publications et les services font mention de « toxicomanies comportementales », le « comportemental » s’étant substitué au « sans drogue » par trop psychanalytique … ! Mais avant Fénichel, Thérèse Benedek (1892-1977) donnait le cas d’une héroïnomane qui souffrait de trouble des conduites alimentaires [6]
[6] T. Benedek, « Idées dominantes et leurs relations avec...
. Elle-même, d’ailleurs, faisait référence à Edward Glover (1888-1972), un des postfreudiens qui s’attaquèrent courageusement à la question [7]
[7] E. Glover, « L’étiologie de l’addiction à la drogue...